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Après le “Journal de Goebbels”, Olivier Mannoni s’est vu confier la lourde tâche de traduire, pour le compte de Fayard, “Mein Kampf” d’Adolf Hitler.
PROPOS RECCUEILLIS PAR SAÏD MAHRANE
Publié le – Modifié le | Le Point.fr
Le Point.fr : Dans quel état psychologique sort-on de la traduction de Mein Kampf ?
Olivier Mannoni : Ce fut un travail accablant que j’ai arrêté plusieurs fois et repris ensuite en pensant, par moments, que je n’irais pas au bout. Accablant non pas pour ce que dit le texte, que je connais, mais davantage par l’épaisseur de la pensée de l’auteur, qui agit comme une espèce de colle terrifiante. Traduire Mein Kampf , c’est-à-dire aller dans la profondeur de cette matière, a été un parcours pénible et désagréable.
Reste que les mots sont crus, violents et ne laissent pas insensible …
Je n’ai pas eu besoin de retraduire Mein Kampf pour rejeter ses idées ou être écoeuré. Dans le travail technique de la traduction, et c’est ce qui m’a le plus frappé, on entre dans la logique du langage et dans la logique d’un texte qui est d’une confusion extrêmement profonde, rendant à moitié fou celui qui le traduit. Les décalages logiques, les dérapages syntaxiques, ces longs moments d’éructations et d’invectives, qui peuvent durer plusieurs pages, sont assez indescriptibles. Lorsque l’on traduit un tel texte, on analyse par la force des choses la manière dont ce mécanisme fonctionne et, je dois dire, il est assez terrifiant.
Est-ce la première fois que vous ressentez cela ?
J’ai traduit des passages du Journal de Goebbels, paru il y a quelques années enFrance. C’était, certes, terrifiant de bêtise et de vulgarité, mais peu comparable aux écrits d’Hitler qui s’est emparé du langage pour le tordre. Goebbels, lui, manipule, et c’est tout de suite évident. En outre, dans Mein Kampf, on a un phénomène de fusion entre le contenu abject et la forme qui le devient aussi. C’est pour cela qu’il est utile de faire cette traduction avec les méthodes dont nous disposons aujourd’hui, lesquelles permettent d’aller au plus près du texte.
Avez-vous parfois cédé à l’interprétation ?
Une traduction est toujours une lecture et il y a toujours, oui, une part d’interprétation, surtout quand il s’agit de textes aussi ambigus. Il est cependant important de faire attention de ne pas projeter sur le texte, au moment de le traduire, ce qui s’est passé après son écriture. Hitler utilise énormément la polyvalence du vocabulaire allemand. Il peut se servir d’un terme durant tout le texte avec des significations différentes. Prenez le mot “vernichtung” : au début du livre, il l’utilise à propos du traité de Versailles et de l’anéantissement financier et moral de l’Allemagne. À la fin de Mein Kampf, il le reprend pour évoquer les perspectives guerrières et l’anéantissement physique de l’ennemi. J’ajoute qu’il est en réalité très prudent lorsqu’il parle du judaïsme. Il n’utilise pas le vocabulaire que l’on retrouve dans la première traduction française, qui était le vocabulaire d’Édouard Drumont. Hitler parle de judaïsme et de judéité, et non des “youpins” ou des “youtres”. Il était dans l’abstraction pour une raison simple : à cette époque, c’est la stratégie de camouflage de son mouvement pour désigner l’ennemi.
Avez-vous réfléchi, douté, avant d’accepter cette traduction ?
Bien entendu. On réfléchit toujours à ce que peut produire son travail. Ce livre a été élevé au rang de mythe, ce qui n’est pas étonnant puisqu’il a été écrit pour dégager une aura de magie. C’est le plus grand danger. Donc la meilleure chose que l’on puisse faire est le de démythifier et d’en faire un objet d’étude et de travail, qui ne peut pas être un objet de lecture. Ce livre, encore une fois, est illisible. Il comporte essentiellement des éructations, des invectives, des raisonnements bancals… Je considère qu’il n’y a aucun risque à ce qu’il devienne un livre de chevet comme je l’entends dire.
Comprenez-vous toutefois la polémique qu’il suscite avant même sa parution ?
Je respecte les arguments. Il faut répondre à la lettre de Jean-Luc Mélenchon qui dit, en substance : “Nous avions Le Pen, maintenant Mein Kampf.” Sauf que si on veut comprendre la manière dont l’extrême droite fonctionne et la montée de cette extrême droite dans notre pays, il faut avoir des bases de compréhension historiques. Refuser de voir dans les textes est se voiler les yeux, ne pas vouloir comprendre.
Ce livre ne fera-t-il pas de convertis, selon vous ?
On ne peut pas être converti par Mein Kampf, c’est impossible. En outre, il est déjà en vente libre sur Internet. Il est disponible sur des sites extrêmement dangereux. En deux clics, vous pouvez le lire tel quel, dans une traduction qui a plutôt tendance à le rendre plus lisible et sans commentaires. C’est la situation actuelle qui est dangereuse.
Quels furent vos délais de travail ?
Plus de deux ans. Et je vais reprendre le texte pour une dernière vérification, ce qui va me prendre plusieurs mois.
Techniquement, comment procédez-vous ?
Je consulte une photocopie de l’édition originale en gothique de 1925. Sinon, je travaille jusqu’à ce que cela soit insupportable. Parfois, ce sentiment me gagne au bout d’une demi-page.
Entendez-vous la voix de votre sujet, en l’occurrence celle d’Hitler, au moment de traduire ?
On a la chance de connaître cela avec de grands auteurs. On a parfois, en effet, l’impression qu’ils sont derrière nous. S’agissant d’Hitler, je n’ai jamais eu sa voix derrière moi. En revanche, quand je traduisais Mein Kampf, je savais à l’avance ses passages interminables, car je les ai entendus ou déjà lus. C’était un tribun qui travaillait beaucoup sa parole. Par exemple, il n’était pas question de couper ses phrases interminables. La forme est indissociable du fond.
Olivier Mannoni : Ce fut un travail accablant que j’ai arrêté plusieurs fois et repris ensuite en pensant, par moments, que je n’irais pas au bout. Accablant non pas pour ce que dit le texte, que je connais, mais davantage par l’épaisseur de la pensée de l’auteur, qui agit comme une espèce de colle terrifiante. Traduire Mein Kampf , c’est-à-dire aller dans la profondeur de cette matière, a été un parcours pénible et désagréable.
Reste que les mots sont crus, violents et ne laissent pas insensible …
Je n’ai pas eu besoin de retraduire Mein Kampf pour rejeter ses idées ou être écoeuré. Dans le travail technique de la traduction, et c’est ce qui m’a le plus frappé, on entre dans la logique du langage et dans la logique d’un texte qui est d’une confusion extrêmement profonde, rendant à moitié fou celui qui le traduit. Les décalages logiques, les dérapages syntaxiques, ces longs moments d’éructations et d’invectives, qui peuvent durer plusieurs pages, sont assez indescriptibles. Lorsque l’on traduit un tel texte, on analyse par la force des choses la manière dont ce mécanisme fonctionne et, je dois dire, il est assez terrifiant.
Est-ce la première fois que vous ressentez cela ?
J’ai traduit des passages du Journal de Goebbels, paru il y a quelques années enFrance. C’était, certes, terrifiant de bêtise et de vulgarité, mais peu comparable aux écrits d’Hitler qui s’est emparé du langage pour le tordre. Goebbels, lui, manipule, et c’est tout de suite évident. En outre, dans Mein Kampf, on a un phénomène de fusion entre le contenu abject et la forme qui le devient aussi. C’est pour cela qu’il est utile de faire cette traduction avec les méthodes dont nous disposons aujourd’hui, lesquelles permettent d’aller au plus près du texte.
Avez-vous parfois cédé à l’interprétation ?
Une traduction est toujours une lecture et il y a toujours, oui, une part d’interprétation, surtout quand il s’agit de textes aussi ambigus. Il est cependant important de faire attention de ne pas projeter sur le texte, au moment de le traduire, ce qui s’est passé après son écriture. Hitler utilise énormément la polyvalence du vocabulaire allemand. Il peut se servir d’un terme durant tout le texte avec des significations différentes. Prenez le mot “vernichtung” : au début du livre, il l’utilise à propos du traité de Versailles et de l’anéantissement financier et moral de l’Allemagne. À la fin de Mein Kampf, il le reprend pour évoquer les perspectives guerrières et l’anéantissement physique de l’ennemi. J’ajoute qu’il est en réalité très prudent lorsqu’il parle du judaïsme. Il n’utilise pas le vocabulaire que l’on retrouve dans la première traduction française, qui était le vocabulaire d’Édouard Drumont. Hitler parle de judaïsme et de judéité, et non des “youpins” ou des “youtres”. Il était dans l’abstraction pour une raison simple : à cette époque, c’est la stratégie de camouflage de son mouvement pour désigner l’ennemi.
Avez-vous réfléchi, douté, avant d’accepter cette traduction ?
Bien entendu. On réfléchit toujours à ce que peut produire son travail. Ce livre a été élevé au rang de mythe, ce qui n’est pas étonnant puisqu’il a été écrit pour dégager une aura de magie. C’est le plus grand danger. Donc la meilleure chose que l’on puisse faire est le de démythifier et d’en faire un objet d’étude et de travail, qui ne peut pas être un objet de lecture. Ce livre, encore une fois, est illisible. Il comporte essentiellement des éructations, des invectives, des raisonnements bancals… Je considère qu’il n’y a aucun risque à ce qu’il devienne un livre de chevet comme je l’entends dire.
Comprenez-vous toutefois la polémique qu’il suscite avant même sa parution ?
Je respecte les arguments. Il faut répondre à la lettre de Jean-Luc Mélenchon qui dit, en substance : “Nous avions Le Pen, maintenant Mein Kampf.” Sauf que si on veut comprendre la manière dont l’extrême droite fonctionne et la montée de cette extrême droite dans notre pays, il faut avoir des bases de compréhension historiques. Refuser de voir dans les textes est se voiler les yeux, ne pas vouloir comprendre.
Ce livre ne fera-t-il pas de convertis, selon vous ?
On ne peut pas être converti par Mein Kampf, c’est impossible. En outre, il est déjà en vente libre sur Internet. Il est disponible sur des sites extrêmement dangereux. En deux clics, vous pouvez le lire tel quel, dans une traduction qui a plutôt tendance à le rendre plus lisible et sans commentaires. C’est la situation actuelle qui est dangereuse.
Quels furent vos délais de travail ?
Plus de deux ans. Et je vais reprendre le texte pour une dernière vérification, ce qui va me prendre plusieurs mois.
Techniquement, comment procédez-vous ?
Je consulte une photocopie de l’édition originale en gothique de 1925. Sinon, je travaille jusqu’à ce que cela soit insupportable. Parfois, ce sentiment me gagne au bout d’une demi-page.
Entendez-vous la voix de votre sujet, en l’occurrence celle d’Hitler, au moment de traduire ?
On a la chance de connaître cela avec de grands auteurs. On a parfois, en effet, l’impression qu’ils sont derrière nous. S’agissant d’Hitler, je n’ai jamais eu sa voix derrière moi. En revanche, quand je traduisais Mein Kampf, je savais à l’avance ses passages interminables, car je les ai entendus ou déjà lus. C’était un tribun qui travaillait beaucoup sa parole. Par exemple, il n’était pas question de couper ses phrases interminables. La forme est indissociable du fond.
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